5e dimanche de Pâques – Demeurez en Dieu (année B)

“Demeurez en moi, comme moi en vous “

Que veut dire “demeurer en Jésus”, sinon d’entrer dans une vie réconciliée avec sa Parole, pacifiée par sa présence et en communion avec Lui dans le service de nos frères ? La vie des disciples du Christ sous le souffle de l’Esprit Saint est d’abord une rencontre personnelle avec l’amour de Dieu dans notre vie, elle vient nous transformer en profondeur pour nous faire agir autrement et renouveler tout notre être pour de nouveaux choix vécus dans l’amour. « C’est avant tout la conscience de chaque personne qui est en cause, car dans son unité intérieure et avec son caractère unique, elle se trouve seule face à Dieu. »[i] La prise d’acte de la Parole nous fait demeurer en Dieu et éclaire notre conscience d’un choix pour vivre la volonté de Dieu et rechercher le meilleur bien, afin d’accomplir la Parole libératrice. Une unité de tout notre être avec son créateur, rééquilibrée dans le Christ qui vient nous sauver et dont nous prenons conscience d’une manière spécifique. Ce n’est plus une idée, mais l’illumination de tous nos sens pour marcher dans la vérité de la rencontre.

1 Une vie de communion

Être disciple est un parcours d’initiation à la grâce de Dieu et à sa manifestation dans notre vie. Elle est la première question des disciples de Jean le Baptiste à Jésus : « Maître, où demeures-tu ? » Question fondamentale de recherche de sens et de ce désir prégnant de vouloir être avec Lui pour Le suivre. C’est un chemin à suivre qui demande une destination, mais le Fils de l’homme n’a aucun endroit pour se reposer car l’annonce du Salut pour tous les hommes est toujours première. « Venez et voyez » ouverture d’un chemin eucharistique pour suivre le Christ, en écoutant la Parole et en partageant son pain, autrement dit en venant avec Lui sur le chemin de la rencontre et en le contemplant dans son corps et dans son sang. Nous approchons de la table, déjà purifiés par la Parole de vie, vérité qui nous conduit au Père, source de toute vie, « en faisant justement référence au mystère eucharistique. » L’appel à demeurer en Jésus et aller à la source de la vigne comme des sarments « fait apparaître que le Christ lui-même nous assimile à lui » car une vigne ne se différencie pas des sarments, tant qu’il n’y a pas de vendange, avant que le vin soit tiré. Cette unité de tout notre être au Christ nous entraîne dans la logique du sacrifice eucharistique comme oblation de notre vie. « Ce pain que vous voyez sur l’autel, sanctifié par la parole de Dieu, est le corps du Christ. La coupe, ou mieux encore ce que la coupe contient, sanctifié par les paroles de Dieu, est le sang du Christ ».[ii] Par conséquent, « nous sommes devenus, non seulement des chrétiens, mais le Christ lui-même ».[iii] Par-là, nous pouvons contempler la mystérieuse action de Dieu qui comporte l’unité profonde entre nous et le Seigneur Jésus. »[iv] Demeurer en Dieu c’est vouloir vivre cette unité profonde de tout notre être à sa grâce. Une unité qui demande de vivre en profondeur la conversion de tout notre être afin de nous mettre en harmonie avec sa parole et renouer avec notre vocation originelle, notre appel premier d’images de Dieu. L’action de Dieu dans notre vie n’est pas sans effet car, lorsque nous lui répondons par un acte libre d’adhésion, alors nous entrons en sa présence.

Demeurer en Jésus, et y être accrochés comme des sarments sur la vigne, nous introduit au lien fort de toute vie chrétienne, abreuvés par la grâce de la présence du Christ et rattachés à Lui en portant les fruits selon le don de Dieu. « Le Seigneur se fait nourriture pour l’homme assoiffé de vérité et de liberté. Puisque seule la vérité peut nous rendre vraiment libres[v], le Christ se fait pour nous nourriture de Vérité. » C’est une grâce que d’être rattachés à la vigne du Seigneur car nous ne sommes jamais seuls, dans cette recherche de vérité de notre être, et pourtant nous sommes face à nos responsabilités pour laisser pousser les fruits sur le sarment que nous sommes. Cette double orientation d’une totale dépendance au Christ et parallèlement de ce qui nous revient dans le travail à effectuer chaque jour pour ressembler à Dieu davantage en étant co-créateurs.

Or, le premier danger qui nous guette est le tourisme spirituel, qui voudrait que Dieu fasse tout et que nous soyons spectateurs de sa manifestation dans notre vie sans aucune participation de notre part. Ce serait en quelque sorte une mauvaise compréhension de la liberté qui demande une réponse de notre part. Le second danger est de faire de nous des dieux, autrement dit de nous croire sans Dieu et de tout faire par nous-mêmes Cela commence par “agissons et Dieu viendra nous aider”, comme si la grâce n’était pas première. C’est la dérive du pélagianisme : nous faisons, et Dieu vient saupoudrer de sa grâce nos œuvres, et cela continue à l’extrême dans la mort de Dieu et l’affranchissement de toute norme, pour établir dans une folle idéologie les critères du temps et de l’espace et ce que nous devons être. C’est une expression de la liberté vécue comme une indépendance déraisonnable, fruit d’un manque de confiance en Dieu et en ses œuvres, pour rechercher non ce qui a du sens mais ce qui est utile, un bien sombre regard sur la vie…

2 Une vie de contradiction

La première crise d’indépendance de l’homme au jardin d’Eden l’a conduit à la perte de cette familiarité avec Dieu, même si Lui, fidèle à sa Parole, n’a pas cessé de renouer la relation dans les alliances et les promesses. Dieu ne se lasse pas d’aimer l’homme jusqu’à lui offrir son Fils, Verbe incarné. « Dans le sacrement de l’eucharistie, Jésus nous montre en particulier la vérité de l’amour, qui est l’essence même de Dieu. C’est cette vérité évangélique qui intéresse tout homme et tout l’homme. »[vi] La véritable demeure de Dieu est dans notre cœur, comme lieu de réalisation de sa Parole, une parole d’éternité qui entre dans notre histoire pour nous révéler l’amour comme une fécondité de la relation dans notre vie actuelle, une sagesse à redécouvrir dans la méditation des écritures, au rythme de la grâce. L’expérience de l’engagement de Dieu et de la réponse de l’homme engendre en nous un chant d’action de grâce pour tous ses bienfaits. La richesse de toute notre histoire nous invite à retrouver, dans le lien fraternel, la dimension surnaturelle de la grâce et de la vie en Dieu.

Recevons l’invitation à vivre en profondeur cette relation jusqu’à découvrir toutes ses manifestations dans notre vie, comme un cri de joie. Le règne de Dieu est alors entré dans notre maison parce que nous avons accepté la grâce du Salut et que nous sommes fidèles à la grande espérance promise par le Fils. Dieu. Il vient demeurer chez nous et nous invite à entrer avec Lui dans la joie. C’est à travers cette joie que nous prenons conscience de la paix du cœur. La transformation de toute notre vie passe par cette conscience droite de la présence de Dieu dans nos vies et une réactualisation de sa Parole à chaque instant, dans les actes les plus quotidiens, faisant de chaque moment ordinaire un temps de relation avec Dieu. Alors nous renonçons à tout ce qui nous éloigne de Dieu et, dans un premier temps, nous vivons la restauration de la relation dans la source du pardon et de la réparation. Être dans la vigne du Seigneur, c’est faire confiance au Père qui vient nous émonder pour que nous puissions porter du fruit en abondance. L’Esprit Saint est la sève de grâce qui nous abreuve du nécessaire tout au long de notre existence pour être à l’écoute de la Parole et vivre selon son amour. C’est dans cette dynamique de communion que nous bâtissons la civilisation de l’amour et que nous accueillons Jésus comme principe de toutes nos actions. Alors nous entrons dans la bénédiction du Père et nous nous réfugions sous son ombre.

« Car en dehors de moi vous ne pouvez rien faire. » Cela se voit très facilement dans le drame d’une humanité en perte d’avenir et pleine de contradictions. À dire que Dieu n’est pas, nous voyons s’établir une culture de mort, avec un mépris de la vie dès sa conception et jusqu’à son terme. Elle va de pair avec une angoisse existentielle d’absence et une désespérance du sens, « une culture contraire à la solidarité, qui se présente dans de nombreux cas comme une réelle « culture de mort ». Celle-ci est activement encouragée par de forts courants culturels, économiques et politiques, porteurs d’une certaine conception utilitariste de la société. »[vii] Voici une conception utilitariste que nous pouvons même vivre en Église, soupesant l’importance ou non d’être à une réunion ou à un temps de prière, ou de calibrer notre temps pour ne vivre qu’en rapport avec nos responsabilités. L’utilitarisme s’oppose à la gratuité de la relation et de la disponibilité de tout notre être à la grâce du Seigneur, qui passe et n’attend de nous qu’un peu de hauteur spirituelle pour entrer dans notre maison. Réfléchir sur notre appel à demeurer en Lui et nous laisser féconder par la Parole, c’est ouvrir grand les portes de notre cœur au souffle de l’Esprit et nous laisser envahir par cette lumière intérieure qui infuse la vérité dans tout notre être et nous permet d’en témoigner dans tous nos actes.

3 La violence de la rencontre

Cependant le drame de la nature humaine et de l’existence est justement de ne pas comprendre que nous sommes faits pour la relation et la rencontre par conséquence, le retournement vers une forme d’individualisme et d’amnésie de Dieu conduit nécessairement à une impasse. Une vision utilitaire de la vie, qui compare ce qui vaut le coup d’être vécu et ce qui paraît absurde, dans une logique de négation du don. Elle est une forme de terrorisme relationnel. « S’il est vrai que, parfois, la suppression de la vie naissante ou de la vie à son terme est aussi tributaire d’un sens mal compris de l’altruisme ou de la pitié, on ne peut nier que cette culture de mort, dans son ensemble, révèle une conception de la liberté totalement individualiste qui finit par être la liberté des « plus forts » s’exerçant contre les faibles près de succomber. »[viii] Oublier de demeurer en Dieu, c’est refuser la relation fraternelle pour un asservissement des uns par rapport aux autres, et un clivage de la relation, objet de toutes les violences. La première violence entre les hommes est une violence fratricide. Un refus de l’équité pour exiger une égalité qui ne rend pas compte de la diversité des personnes.

C’est dans la relation que nous comprenons l’importance de l’écoute et de la distanciation pour accueillir chacun dans sa spécificité et nous réjouir ensemble de la manifestation de Dieu dans notre vie et celle de nos frères, sans jugement, sans comparaison, mais dans un émerveillement continuel de sa présence. « L’avoir, le plaisir et le pouvoir se manifestent tôt ou tard incapables de réaliser les aspirations les plus profondes du cœur de l’homme. En effet, pour construire sa vie, celui-ci a besoin de fondements solides, qui demeurent même lorsque les certitudes humaines s’estompent. »[ix] En effet la Parole de Dieu redonne sens à tout ce que nous vivons, et la présence du Seigneur à nos côtés nous renvoie à cette cohésion intérieure d’êtres de louange et de service. Un service de Dieu et un service du frère dans la réalité du quotidien nous questionnent sur nos propres responsabilités pour partager la joie du Royaume dans cette civilisation de l’amour. En effet, c’est en communion les uns avec les autres, que nous contribuons à l’avènement de l’amour de Dieu pour tous. Dieu n’a pas besoin de notre participation pour se révéler, mais Il la demande afin d’exprimer la liberté de sa grâce.

« Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez tout ce que vous voulez, et cela se réalisera pour vous. » La communion avec Jésus et la méditation contemplative de sa parole nous rend capables de saisir la volonté de Dieu et d’exprimer librement notre prière afin d’être de vrais intercesseurs. Tout se résume donc à vivre notre foi. Pour que la Parole du Seigneur demeure en nous, il nous faut être à l’écoute, répondre à l’appel dans une conversion pour, sans cesse, nous ajuster à l’amour de Dieu et aller là où Il nous envoie.

4 Une vie éclairée par la Parole

Eclairer son château intérieur pour en faire la demeure de Dieu demande un cheminement spirituel. Mais nous savons que Dieu demeure en nous lorsque sa Parole résonne dans notre cœur, c’est-à-dire qu’il y a un dialogue amoureux entre sa Parole et nos actes, une cohésion profonde d’une Parole et de ce que nous sommes à travers ce que nous faisons. L’unité de notre personne est retrouvée dans ces actes et dans la relation à Dieu. La Parole de Dieu est non seulement une partition de vie mais, plus encore, une gamme des possibles que nous pouvons exprimer dans les harmonies de la réalité. La parole nous conduit vers le Père, et cette parole est le lieu de notre accomplissement. C’est justement parce qu’elle est Parole de Dieu et qu’elle continue de se vivre dans notre histoire, qu’elle continue de produire de l’effet et d’être efficace, en laissant Dieu se réaliser dans nos demandes parce que nous sommes conformes à sa volonté. « Rappelez-vous que le discours de Dieu, qui est développé dans toute la sainte Écriture, est un seul et qu’un seul est le Verbe qui résonne sur la bouche de tous les auteurs sacrés »[x]et continue d’agir dans nos vies par sa prodigalité qui redonne vie à tout ce qui fait sens en Dieu. La Parole fait ce que nous voulons lorsqu’elle est respiration de Dieu et construction de notre dignité humaine. Une communion qui, sans cesse, se dit et nous fait prendre conscience de plus en plus profondément de cette image de Dieu qui nous habite et fait de nous des fils de roi.

Marie a été modelée par la Parole et nous montre, par son exemple, le chemin à suivre pour laisser le Christ nous conduire dans la bonne filiation spirituelle, celle qui nous ramène au Père. « Or, voici son commandement : mettre notre foi dans le nom de son Fils Jésus Christ, et nous aimer les uns les autres comme il nous l’a commandé. » Enraciner notre relation dans l’amour du Christ, c’est être fidèle à l’appel de Dieu, afin de nous reconnaître dans cette fraternité autour d’un même Père. Or, nous reconnaître comme frères nous engage alors à développer l’amour autour de nous comme principe de relation. « C’est l’amour qui brise les chaînes qui nous isolent et qui nous séparent en jetant des ponts ; un amour qui nous permet de construire une grande famille où nous pouvons tous nous sentir chez nous. […] Un amour qui a saveur de compassion et de dignité »[xi]. Nous retrouver autour d’un même Père nous entraîne dans la conscience humaine d’être d’une même famille et donc de l’importance de veiller les uns sur les autres dans cet esprit de solidarité et de recherche du bien commun. Il s’ensuit que, vivre notre relation communautaire entre frères demande un travail de communion dans la recherche du meilleur bien afin de nous aider à progresser dans cet esprit de louange à Dieu. C’est donc vivre l’amour dans la vérité de nos rencontres, pour sans cesse nous laisser interroger sur ce qui est ajusté à la volonté de Dieu et Lui faire confiance pour nos vies. Les saints n’ont eu de cesse de rétablir cette dimension de l’homme à celle de Dieu, avec cette recherche intense de communion dans la réalité de leur culture et le témoignage de leur vie. Marie, notre mère, en est le modèle par excellence et nous accompagne dans ses sages préceptes de garder toujours notre regard vers le Christ et de faire ce qu’Il veut.

Il s’agit d’un engagement de toute notre personne comme nous le rappelle saint Jean : « n’aimons pas en paroles ni par des discours, mais par des actes et en vérité. » Vouloir laisser résonner la Parole de Dieu dans notre vie, c’est lui faire place dans notre cœur, c’est-à-dire la vivre de l’intérieur pour l’extérioriser dans tous nos actes. Notre difficulté est justement d’avoir clivé la parole et l’action. Une difficulté de l’homme dès l’origine de ne pas avoir cru à la Parole agissante de Dieu et d’avoir ainsi séparé le dire et le faire, c’est-à-dire distancié l’engagement et l’implication. Beaucoup veulent s’engager, quitte à risquer l’éparpillement, mais lorsqu’il s’agit de s’impliquer dans son travail et de prendre les responsabilités nécessaires au service du bien commun, c’est une autre paire de manches. Comme je le disais en tant que chef d’entreprise, tous veulent un salaire, mais tous ne veulent pas travailler. Cette dichotomie se révèle dans plusieurs aspects de nos vies, comme le désir de vouloir les choses et ce qui est mis en œuvre pour les avoir. A partir d’un certain niveau d’étude, tout le monde pourrait avoir un doctorat ; ce qui différencie grandement les candidats, c’est justement l’implication, la motivation et la gestion du temps qu’ils sont prêts à mettre, sans oublier le sens des études et la recherche de la finalité.

Le Verbe incarné nous dévoile la volonté du Père en vivant sa Parole et en l’annonçant comme dans une même logique de qualité[xii], qui donne le sens de Dieu et révèle l’appel de l’homme. Un appel à vivre en Dieu dans l’ajustement de notre vie à sa présence. Oui, « nous sommes tous appelés à être des saints en vivant avec amour et en offrant un témoignage personnel dans nos occupations quotidiennes, là où chacun se trouve. »[xiii] C’est ainsi que nous gardons les commandements du Seigneur, en demeurant en lui et nous laissant guider dans la vie par l’Esprit. Ainsi le Christ nous montre cette réalisation dans nos limites humaines. « Son amour n’a pas de limite et, une fois donné, il ne recule jamais. Il a été inconditionnel et demeure fidèle. Aimer ainsi n’est pas facile, car souvent nous sommes vraiment faibles. Mais précisément pour que nous nous efforcions d’aimer comme le Christ nous a aimés, le Christ partage sa propre vie ressuscitée avec nous. Ainsi, nos vies révèlent son pouvoir en action, y compris au milieu de la faiblesse humaine »[xiv].Et justement c’est dans nos faiblesses que Dieu montre sa toute-puissance, qu’Il se manifeste dans notre histoire comme Celui qui agit dans nos vies et nous conduit, en nous aidant à traverser les tempêtes de la nuit.

5 L’accusation du cœur

 « Si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur. » De quoi pouvons-nous être accusés, dans la profondeur de l’être, sinon du désajustement avec Dieu ? C’est pourquoi notre désir de Dieu et notre volonté de marcher selon ses voies sont confrontés à ce mouvement intérieur de désobéissance et de soupçon sur ce qu’Il veut pour nous, comme un murmure entachant la confiance. Vouloir vivre l’évangile n’est-il pas d’une naïveté confondante, et est-ce vraiment praticable, à moins d’être Dieu en la personne de Jésus ?

Le cœur accuse notre corps d’aller selon ses propres désirs et d’oublier l’aspiration de notre âme à suivre la voie de la sagesse et celle de l’esprit à rechercher les raisons de croire. Il nous faut revenir au récit des origines et de notre innocence du cœur pour comprendre l’auteur de l’épitre de Jean et l’accusation du cœur. « Bien que l’innocence originelle parle surtout du don du Créateur, de la grâce qui a permis à l’homme de vivre la signification du don premier du monde… cette innocence semble cependant se référer avant tout à l’état intérieur du « cœur » humain, de la volonté humaine. Au moins indirectement, se trouvent incluses en elle la révélation et la découverte de la dimension de la conscience morale humaine… il faut l’entendre comme rectitude originelle. »[xv] Si le cœur nous accuse, c’est bien de ne pas être assez dans le don, c’est-à-dire de se tourner vers nous-mêmes au lieu d’être dans la louange du créateur et au service de sa création.

Un aspect important de notre foi, dans l’annonce gratuite de l’évangile, révèle l’amour généreux de Dieu source de toute vie. Par cet aspect d’un Dieu, source de toute vie, certains s’engagent à vivre de l’évangile dans l’annonce et le témoignage de vie. Cet engagement est sincère lorsqu’il se vit dans le don sincère de nous-mêmes et au service des frères et sœurs de la communauté et de tous ceux que nous rencontrons dans un exercice intégré du devoir d’état.

5.1 L’accusation ou un appel ?

La paix du cœur est à comprendre comme un chemin pour mettre en pratique la Parole du Seigneur et de le reconnaître sur la route d’Emmaüs afin de réchauffer notre cœur à l’intelligence des Écritures. Or il nous faut reconnaître qu’à côté de la simplicité de la Parole de Dieu se situe le paradoxe de la complexité de sa mise en œuvre dans notre vie et d’une analyse qui essaye de toujours mettre les choses à distance afin d’avoir une participation minimaliste. Cette tiédeur face à la Parole de Dieu trouve sa source première dans une forme de défiance et la peur de l’instrumentalisation, comme voulait le faire croire le serpent au jardin d’Eden : « alors Dieu vous a dit… » Un sifflement pernicieux de la parole pour y mettre le soupçon et nous entraîner peu à peu dans une distanciation d’avec la Parole et une interprétation relative, pour chercher ce qui peut nous y être utile. Souvent nous l’entendons dans le fait d’aller au catéchisme pour transmettre des valeurs, parce que cela est utile dans ce monde, mais pas forcément pour entendre Dieu nous parler et transformer notre vie au feu de sa présence. « Nous devons donc préciser la différence qui existe entre « accusation » et « appel ». Étant donné que l’accusation portée contre le mal de la concupiscence est en même temps un appel à en triompher, il s’ensuit que cette victoire doit aller de pair avec un effort pour découvrir l’authentique valeur »[xvi]. Cette valeur se situe dans la confiance en Dieu et sa Parole de vérité, car elle nous demande chaque jour d’y conjuguer tout notre être afin de l’ajuster à ce qu’il nous est demandé de vivre dans l’instant présent.

La distance que nous avons prise, avec la vérité de notre être, nous fait trébucher sur les dimensions du corps et notre cœur alors devient cette prise de conscience immédiate et profonde du décalage entre ce qui est dit et ce qui est fait. « C’est à la lumière de cette vérité complexe sur l’homme qu’il faut interpréter les paroles du Christ dans le discours sur la montagne[xvii]. Si elles contiennent une certaine « accusation » du cœur humain, elles lui adressent plus encore un appel. L’accusation du mal moral que le « désir » né de la concupiscence charnelle intempérante porte en lui, est en même temps une invitation à vaincre ce mal. »[xviii] L’appel au bonheur est d’abord un désencombrement du cœur pour reconnaître notre Seigneur.

Il nous faut agir pour la parole de Dieu afin de la mettre en acte. Un appel à lui donner sa résonnance dans notre vie par le témoignage que nous portons auprès de nos frères et la recherche de la vérité en toute chose afin d’être fidèles à sa présence parmi nous. Cette exigence de vérité, bien plus que la volonté, demande un engagement clair et constant d’une même direction de l’amour en acceptant d’en vivre la radicalité. Le martyre dans l’annonce de la Parole n’est pas une fin en soi, mais peut en être une des conséquences. La vérité du cœur prend conscience des possibilités et fait toujours le choix de suivre Dieu en toute chose. Si cela peut paraître aisé dans certaines circonstances de notre vie, d’autres fois ce peut être un vrai chemin de croix, mais ce n’en est pas moins un chemin de gloire pour Dieu, car nous manifestons notre fidélité jusqu’au bout et lui faisons confiance en toute chose. La foi n’est pas évitement d’un aspect de la vie, mais engagement dans la joie de Dieu.

5.2 L’ère du soupçon

L’accusation du cœur se vit dans le soupçon de notre être et de ce que nous faisons, comme une forme de clivage entre nos actes et nos paroles, en instrumentalisant ce que nous vivons dans la défiance de notre vocation d’images de Dieu. Les maître du soupçon (Freud, Marx et Nietzsche) ont mis en place un système de pensée qui dénature notre relation au monde en n’y voyant que par le bout d’une lorgnette l’explication de l’homme, même si nous pouvons trouver des convergences significatives avec la Parole de Dieu, mais aussi des oppositions fondamentales avec la révélation. « On pourrait opérer ici une certaine distribution des rôles. Dans l’herméneutique nietzschéenne, le jugement et l’accusation du cœur humain correspondent, d’une certaine manière, à ce que le langage biblique appelle « orgueil de la vie » ; dans l’herméneutique marxiste, à ce que ce langage appelle « concupiscence des yeux » ; dans l’herméneutique freudienne, par contre, à ce qu’il appelle « concupiscence de la chair ». La convergence de ces conceptions avec l’herméneutique de l’homme fondée sur la Bible consiste dans le fait que, en découvrant dans le cœur humain la triple concupiscence, nous aurions pu, nous aussi, nous limiter à mettre ce cœur en état de continuel soupçon. »[xix] L’amour de Dieu et sa prévenance nous appellent à vivre la relation de confiance dans la foi et, si nous accusons notre cœur de ne pas être assez disponible à la Parole, il n’est pas question pour autant de vivre en désespérance ou de s’enfermer dans une pensée étriquée. Car c’est bien dans notre corps, avec la conscience de l’âme et la raison de l’esprit, que nous marchons, c’est une écologie intégrale.

L’échec des maîtres du soupçon dans la vie chrétienne est bien dû à cette perpétuelle réinterprétation des actes en fonction de notre libido, pour Freud, et dans une volonté de travailler l’inconscient. « La rédemption est une vérité, une réalité, au nom de laquelle l’homme doit se sentir appelé, et « appelé avec efficacité »[xx] Nous sommes rachetés par le Christ et nous nous abandonnons à sa grâce pour marcher sur le chemin de sainteté dans cette liberté du don qui nous rend maîtres de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas être dans un soupçon de l’avoir (de la possession marxiste) et une relation instrumentalisée du frère pour suspecter un avantage à en tirer. L’amour se donne et trouve toute sa dimension dans le pardon. Il y a d’autres possibles pour l’homme que l’instrumentalisation des actes et la nécessaire réponse adaptée. L’amour supplante la relation du désir et de la rivalité mimétique pour prendre conscience que l’autre est d’abord de notre famille et de notre maison en Christ. Enfin les relations de pouvoir ne peuvent se comprendre dans un processus de déséquilibre et d’appauvrissement de la relation, dans une forme de domination supposée (face au surhomme nietzschéen). L’accueil de l’autre et de son service nous rend complémentaires dans la civilisation de l’amour et rend vain le soupçon. Dieu « connaît toutes choses », faisons-Lui confiance pour avancer en vérité selon sa Parole, sans nous laisser submerger par la stérilité des jugements qui oublient la miséricorde.

Synthèse

« Voici que je fais toutes choses nouvelles. » L’amour se renouvelle dans la fidélité au Seigneur et nous invite porter du fruit pour rayonner d’un témoignage véridique. La foi allie l’amour à la Parole et oriente ainsi la volonté à choisir le bien en toute chose. Porter du fruit c’est être attentifs, dans l’inattendu de l’appel, à répondre présents à sa présence. C’est une gratuité de la réponse qui rappelle celle de l’amour et la surabondance obtenue dans le don de soi. Loin de nous dépouiller dans le partage, nous nous retrouvons attachés à l’essentiel qui est le Christ notre Seigneur. La simplicité de vie est richesse de Dieu et accueil de l’autre dans toutes ses réalités. En effet, le Christ nous justifie et c’est lui qui rend notre prière efficace, parce que nous sommes enracinés à sa Parole : celle-ci nous guide sur le chemin de la vraie vie où, rattachés à notre rédempteur, nous sommes émondés et purifiés pour porter un fruit qui demeure.

L’amour de Dieu nous enserre et nous guide vers des choix responsables afin de marcher vers la source de la vie en vérité et connaître le jugement final du Salut. « Seul son amour nous donne la possibilité de persévérer avec sobriété jour après jour, sans perdre l’élan de l’espérance, dans un monde qui, par nature, est imparfait. »[xxi] Le Seigneur à nos côtés, la mort a été vaincue par l’amour et la résurrection du Christ qui nous invitent à une nouvelle espérance. Voici compris le sens du temps pascal que nous approfondissons d’un dimanche à l’autre de manière particulière durant quarante jours. « Que personne ne se soustraie à la joie commune parce qu’il a conscience de ses péchés, que personne ne soit écarté des prières communes par le fardeau de ses fautes ! En un tel jour, même le pécheur ne doit pas désespérer du pardon ; c’est en effet un grand privilège. Si un malfaiteur a obtenu le paradis, pourquoi le chrétien n’obtiendrait-il pas le pardon ? »[xxii] Si nous gardons les commandements et que nous sommes rattachés au Christ, alors quels que soient nos écarts et nos fautes, Dieu demeure fidèle et garde sa miséricorde pour nous, car Lui ne désespère pas de nous, Il ne sait qu’aimer jusqu’à se donner complètement. Prenant conscience de cet amour, et dans ce désir de la rencontre pour vivre en communion, nous sommes appelés à vivre ce bien de Dieu au cœur du monde et, ensemble, à bâtir la civilisation de l’amour pour nous mener dans la grande espérance du Salut où nous reconnaîtrons le pur service comme lieu de rencontre et de joie. Durant les dix derniers jours qui nous séparent de la Pentecôte, dans le feu de la prière, nous demanderons l’Esprit Saint pour témoigner de cet amour au monde.

La nouveauté de l’amour est qu’il est éternel, pur don et toujours relation. Notre assurance devant Dieu est de vivre notre foi, c’est-à-dire d’être fidèles à sa Parole de vie. C’est en cela que nous reconnaissons notre Seigneur comme celui que nous aimons et voulons suivre jusqu’au bout. Demeurer en Dieu, c’est donc vivre la réalité du frère comme un cadeau, et non comme un fardeau, et nous reconnaître comme des merveilles de Dieu dans ce regard empli de sagesse qui voit aussi nos limites. Loin de nous y arrêter, nous savons contempler l’image de Dieu en chacun de nous. Plongés dans l’amour de Dieu, nous y puisons les ressources pour l’amour du frère. C’est en vivant ce commandement de l’émerveillement mutuel dans l’amour que notre cœur s’ajuste à la volonté de Dieu, car Il est ainsi reconnu comme notre Père. « Ils loueront le Seigneur, ceux qui le cherchent : « À vous, toujours, la vie et la joie ! » »

2 mai 2021 – Père Greg BELLUT– Curé

Saint Charles Borromée – Joinville-le-Pont

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Sources :

  • [i] &24 Evangelium Vitae – Jean Paul II
  • [ii] Sermo 227, 1: PL 38, 1099; SCh n. 116 (1966), pp. 235.237.
  • [iii] S. Augustin, In Iohannis Evangelium Tractatus, 21, 8: PL 35, 1568; Études augustiniennes, n. 72 (1988), p. 287.
  • [iv] &36 Sacramentum Caritatis Benoit XVI
  • [v] cf. Jn 8, 36
  • [vi] &2 Sacramentum Caritatis
  • [vii] &12 Evangelium Vitae
  • [viii] &19 Evangelium Vitae
  • [ix] &10 Verbum Domini Benoit XVI
  • [x] Enarrationes in Psalmos, CIII, IV, 1 : PL 37, 1378. Affirmations analogues chez Origène, In Ioannem V, 5-6 : SC 120, pp. 380-384.in Verbum Domini &18
  • [xi] &61 Fratelli Tutti  François, reprenant le Discours aux personnes assistées par les œuvres caritatives de l’ÉgliseTallin – Estonie (25 septembre 2018) : L´Osservatore Romano, éd. en langue française (4 octobre 2018), p. 12
  • [xii] Logique de qualité, faire ce qu’on dit et dire ce qu’on fait
  • [xiii] &14 Gaudete et Exsultate François
  • [xiv] &18 Gaudete et Exsultate – François -Conférence des Évêques catholiques de Nouvelle Zélande, Healing love (1er janvier 1988).
  • [xv] TDC 16/4 Jean Paul II traduction Yves Semens
  • [xvi] TDC 45-5
  • [xvii] Mt 5, 27-28
  • [xviii] TDC 45-5
  • [xix] TDC 46/2
  • [xx] TDC 46-4
  • [xxi] &31 Spe Salvi
  • [xxii] Office des lectures Dimanche V texte de saint Maxime de Turin