12e Dimanche du Temps Ordinaire 2021, année B. “Allons sur l’autre rive”

Après avoir partagé sur l’amour de la Parole et l’espérance du Royaume, nous voici invités à la suite du Christ à vivre la radicalité de la foi par la traversée de la mer qui, bien qu’elle ne soit pas rouge, n’en demeure pas moins une étape de la vie spirituelle et un passage vers la réalisation de la Promesse. C’est un voyage de confiance avec Dieu, afin qu’Il puisse exercer son dynamisme d’amour dans notre histoire, en nous demandant de marcher en confiance dans l’universalité des situations et par une mystérieuse logique qui ne s’attache pas au naturel, mais aux possibilités que Dieu peut déployer à travers la libéralité de sa grâce. Le Christ prend soin de ses disciples, en leur permettant une maturation spirituelle et les invitant à entrer dans cette logique de l’amour divin qui n’est pas possession, mais liberté d’un acte de foi à renouveler en toute circonstance. Il est dans la barque avec nous, pour nous rappeler la fraternité que nous sommes appelés à déployer dans l’intelligence des possibilités qui s’offrent à nous, et en nous rappelant que nous ne sommes pas seuls : Il est là, toujours avec nous, même lorsqu’Il dort. Surtout que, lorsqu’Il dort, Il nous rappelle à nos propres responsabilités. N’oublions pas que « la proximité de Jésus à l’égard des personnes qui souffrent ne s’est pas interrompue : elle se prolonge dans le temps grâce à l’action de l’Esprit Saint dans la mission de l’Église, dans la Parole et dans les sacrements, dans les hommes de bonne volonté, dans les activités d’assistance que les communautés promeuvent dans la charité fraternelle, en dévoilant ainsi le vrai visage de Dieu et son amour. » La foi demande un passage vers la rive opposée, où nous mettons en pratique la charité fraternelle enseignée par la Parole de Vie et la grande espérance du Salut. Or le passage peut s’avérer tumultueux, tant la mise en pratique demande une attention de tous les instants pour nous attacher au Christ et, avec Lui, passer à un autre rapport, celui de la dignité de fils de Dieu. Par la foi nous pouvons sortir des situations désespérées mais, s’il nous faut réveiller le maître, alors intercédons pour notre pauvre humanité et reconnaissons notre faiblesse comme lieu de conversion toujours à opérer dans cette vérité qui s’illumine au feu de l’amour. Sans Toi, Seigneur, nous ne pouvons rien faire.

Le récit de la tempête apaisée apparaît dans les synoptiques[ii]. Chez Matthieu[iii], le texte est contingent à la question du scribe « Maître, je te suivrai où que tu t’en ailles »[iv] et répond avec la radicalité de laisser les morts enterrer leurs propres morts et de le suivre coûte que coûte. L’impératif de la foi dépasse les contingences de nos vies pour aller vers l’absolu. Chez Luc, de manière presque similaire, l’interrogation « qui sont mes frères et sœurs » et la béatitude qui s’ensuit « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique »[v] introduisent le récit de la tempête apaisée. Or, chez Marc, c’est à la fin d’une série de paraboles pour nous faire comprendre ce que Dieu attend de chacun d’entre nous que vient le récit de la tempête apaisée. Toute relation à Dieu demande une confiance absolue, quelles que soient les circonstances et surtout lorsque tout paraît aller contre nous : réveiller le Christ et nous tourner vers Lui, c’est déjà un début de réponse, mais profiter de la grâce baptismale et chrismale de l’Esprit Saint, pour vivre en enfant de roi en est une autre. Jean Pliya raconte comment, lors de la chute d’un avion, il a prié fort avec ses compagnons en entraînant l’avion dans la prière, et comment le commandant de bord a trouvé l’énergie nécessaire pour éviter la tragédie. Ces récits de la fureur des éléments naturels nous apprennent qu’il nous faut garder l’espace surnaturel de la vie en Dieu pour avancer avec confiance. C’est bien un cheminement de foi à vivre avec audace pour prendre la pleine mesure de la promesse d’alliance.

1. Il dit, le soir venu, « traversons vers la rive opposée »

 « Passons sur l’autre rive. » L’appel à aller sur la rive opposée en ce temps de pandémie, marque aussi un tournant spirituel. Après avoir parlé de l’importance de la Parole comme lieu de fécondité par la parabole de l’ivraie, et annoncé le règne de Dieu, nous voici invités par le Christ, le soir venu, à passer sur la rive opposée. Nous voici invités à sortir de nos sécurités pour attendre du Ciel notre secours et vaincre les fléaux naturels par la seule présence du ressuscité. Tout, en fait, n’est qu’une question de foi comme toujours : tournons-nous nos regards vers nos capacités techniques, nos capacités humaines à vaincre les fléaux naturels, ou avons-nous le regard sur le Christ en criant vers Lui pour qu’Il agisse pour l’honneur de son nom ? Oui, l’homme a été créé libre et responsable, il doit être acteur de la création dans une coresponsabilité assumée, tout cela est vrai, mais cela doit-il nous rendre aveugles devant les signes de Dieu, sourds à son appel de communion, muets dans le dialogue d’intercession ? Dieu cesserait-Il d’agir parce que nous ne comprenons pas, ou que la situation que nous vivons nous dépasse ?

Dieu, vous savez, Celui qui a fait traverser son peuple élu vers la Terre promise, en séparant la Mer rouge et en engloutissant les persécuteurs, ce même Dieu qui donne la Terre promise et qui conduit son peuple élu à la recherche de la justice et la sainteté. Ce Dieu qui veut sceller une alliance éternelle avec l’homme en envoyant son Fils unique, celui que son cœur aime d’un amour parfait, c’est-à-dire dans un partage de l’amour reconnu et intégré en communion par la Personne Don, que nous avons crucifié alors qu’il guérissait les malades et expulsait les démons et tout ce qui faisait nos peurs, pour nous inviter à une liberté totale imprégnée de la Parole et au service de ce temps qui est le nôtre. Aurait-Il cessé de se manifester depuis deux mille ans ? Que nenni ! Les saints continuent de nous montrer qu’une vie partagée avec Dieu n’est que pur bonheur, une joie de la rencontre où nous Le reconnaissons à nos côtés, qui marche avec nous sur nos chemins d’humanité sur nos chemins de fraternité. « Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né », ce monde de la civilisation de l’amour où chaque baptisé travaille pour le bien du Royaume, c’est-à-dire recherche dans la vie fraternelle tout ce qui favorise les réalités spirituelle pour nous conduire dans la réalité du quotidien à ce qui nous est vraiment nécessaire, ni trop, ni trop peu.

2. Réveillé

« Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. » Dieu se manifeste même contre les forces de la nature, alors que c’est Lui qui en a édicté les lois, afin de nous révéler qu’au-dessus de la loi, il y a l’amour inconditionnel de Dieu, et que cela est vrai pour l’homme, comme pour son environnement qu’est la nature. Il est ce Dieu qui intervient directement pour remettre l’homme au cœur de son projet d’alliance. « Je suis là » continue-t-Il de dire à travers l’expression de sa manifestation dans notre histoire. Je suis là, près de toi, et je t’aime. Non d’un amour marchand, ni même d’un amour utile, juste un amour libre qui demande une réponse de notre part. Oui, je suis aimé de Dieu, est ce que j’accepte cet amour, est-ce que j’y réponds, est-ce que je le partage dans la réalité de mes limites humaines à travers le témoignage ? Quels que soient les miracles, nous sommes invités à traverser la mer vers la rive opposée, laissant la foule pour gagner en intériorité et le reconnaître, comme Celui qui soumet toute la création, que ce soit la futilité du vent ou l’angoisse mortifère de la mer. « Il parle, et provoque la tempête… leur sagesse était engloutie ».

Que signifie le sommeil du Christ ? Il me semble important de le relier au sommeil originel : « Alors le Seigneur Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit. »[vi] Ce sommeil du premier homme permit à Dieu de « batir en femme la cote qu’il avait prise de l’homme »[vii] et déclencher l’émerveillement de l’homme face à l’altérité qui lui était proposée, signe de fécondité et de richesse de relation. Or la tempête fait face à la désillusion de l’homme pour une intériorisation de la Parole jusqu’à faire confiance, une recherche de communion avec Dieu pour retrouver l’espace du salut, et cette crainte de Dieu, signe de fécondité dans le dynamisme de l’amour.

Il existe un parallélisme dans les deux récits en miroir. De cette tempête qui renvoie à la solitude de l’homme face à la violence des éléments naturels, vient cette torpeur du Christ, autre nom du sommeil profond qui Le rend incapable de se réveiller au plus fort de la tempête, comme l’homme au plus fort de la création lorsque la femme paraît. « Dans la théologie de l’auteur yahviste, la torpeur dans laquelle Dieu a fait tomber le premier homme souligne l’exclusivité de l’action de Dieu dans 1a création de la femme ; l’homme n’y eut aucune participation consciente. Dieu s’est servi de sa « côte » uniquement pour souligner la nature commune de l’homme et de la femme. »[viii] Le sommeil du Christ souligne en même temps l’impératif de la foi pour les disciples afin de gagner en autonomie (mais pas en indépendance, car le Christ est toujours dans la barque) et en même temps, montre la présence du Christ comme à côté de l’homme dans toutes ses péripéties, et agissant au moment opportun. Une fois qu’Il calme le vent et l’eau, les disciples peuvent écoper dans la barque et rejoindre l’autre rive sans risque. Le récit souligne ainsi la complémentarité entre l’enseignement de la foi et la pratique à travers l’épreuve, pour gagner l’autre vie de manière affermie, cette vie nouvelle dans le Christ, faisant de nous des disciples de l’amour vrai. Point de songe ni d’autres paroles, juste une alliance qui se fait chair : comme l’homme vit sa complémentarité avec la femme, le disciple du Christ vit sa complémentarité avec une foi éprouvée dans la confiance, pour et l’un et l’autre, arrivés sur la rive opposée, celle de l’amour comme lieu du don.

Il est intéressant de souligner aussi l’excitation des corps en émoi devant la fin proche, les hommes qui essayent de rejeter l’eau en voyant la barque s’enfoncer d’une part, et la tranquillité du Christ qui repose son corps à travers un sommeil régénérateur d’autre part. Cette rencontre nuptiale que nous retrouvons dans la rencontre amoureuse, est aussi une rencontre du croyant dans sa démarche de foi. « C’est la « paix du corps » qui, en apparence, ressemble au sommeil (« ne troublez pas, ne réveillez pas la bien-aimée, avant qu’elle ne le veuille »). C’est surtout la paix de la rencontre dans l’humanité en tant qu’image de Dieu – et la rencontre au moyen d’un don réciproque et désintéressé (« aussi suis-je à tes yeux comme celle qui a trouvé la paix », Ct 8, 10). »[ix] Il en va de même pour la foi dans cette paix du corps à travers le sommeil du Christ comme pour renvoyer chacun à sa responsabilité et à sa foi, pour non seulement s’armer personnellement mais encourager les frères dans un travail de dynamique missionnaire dans l’ardeur pour Dieu. Il existe en même temps un sentiment d’échec lors du réveil, paralysés par la peur et incapables de reconnaître la rencontre véritable, pour s’attacher encore aux signes et ainsi ne pas voir le don véritable de l’amour. Dieu fait des miracles, mais pour montrer son amour qui doit être premier dans notre relation avec Lui et dans le témoignage auprès de nos frères. Le signe révèle l’amour mais n’est pas l’amour. L’amour est le Don promis pour chacun comme lieu de bonheur éternel, c’est là notre foi.

3. Dans la tempête Jésus est dans la barque avec nous

L’épreuve demande la foi et une confiance en l’œuvre de Dieu. Pétris de la Parole, et illuminés par la présence du Christ, encore nous faut-il quitter tout esprit de crainte pour embrasser pleinement la foi. « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » Une question dont le ton est presque exaspérant tant l’évidence de la manifestation de Dieu dans notre vie est toujours là. Une question qui résonne encore aujourd’hui dans les demandes superficielles de baptême et de mariage, dans l’accompagnement de ceux qui passent le seuil de la mort et qui continuent de vivre une vie à côté de la plaque, c’est-à-dire décentrés de Dieu. N’avez-vous pas encore la foi ? Comme un refrain de recherche de ce qui est premier dans notre vie, de croire, de se confier vraiment en Dieu et de Lui donner notre temps et tout notre amour, parce qu’Il est et que sans Lui nous ne sommes pas. Ce n’est pas tant une recherche de valeurs ou de sens, qu’une rencontre personnelle, une illumination de notre histoire, un projet de vie où Il est au centre et nous conduit à la lumière véritable dans la beauté divine qui se laisse contempler une fois que nous acceptons de Le voir. N’avez-vous pas encore la foi ? Alors que tout nous dit sa présence, qu’à travers la maladie comme la bonne santé, tout est chant de louange au créateur et demande de notre part un engagement invincible. L’ardeur de la foi se vit dans la fidélité à notre réponse de confiance en son œuvre, une persévérance dans tous nos actes, même au milieu de la nuit, surtout lorsque la tempête fait rage et que nous avons l’impression que la barque prend l’eau. Il est là, avec nous, alors oui, confiance, parce que l’Esprit nous fait dire : Oui Seigneur, je crois.

Je ne pose plus la question « qui est-il ? » car je L’ai reconnu à la fraction du pain, je l’ai reconnu dans le partage de notre humanité et ses multiples signes dans l’histoire. Je sais qu’Il est là, le soir venu, pour guérir les malades et les possédés amenés à Jésus pour signifier la proximité du règne de Dieu. Cet autre soir venu, de la dernière cène, où Il se donne en mémorial de sacrifice. Ce soir, enfin, de l’ensevelissement où Joseph d’Arimathie demande le corps pour le mettre au tombeau. Ce passage d’une vie de foi doit se faire dans l’apprentissage de notre propre vulnérabilité, à travers le passage de la mer qui, loin de s’ouvrir, est source d’angoisse et de désespérance. C’est à ce moment précis que nous nous tournons vers le Christ pour lui parler en vérité : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Le Christ dort. Il n’est pas encore levé d’entre les morts, la résurrection se fait attendre, même si elle est déjà promesse, Il dort alors que nous semblons périr. Il dort pour nous laisser pétrir par sa présence et afin que nous comprenions qu’en toute situation nous ne sommes jamais seuls : Il est toujours là et attend un signe de notre part. Nous attendons un signe de Dieu alors que trop souvent c’est Dieu qui attend un signe de nous.

4. Nous sommes perdus

Devant les menaces du dehors, ce n’est plus Dieu qui crie à l’homme « où es-tu ? » mais l’homme qui crie vers Dieu « notre situation devant les ravins de la mort t’es donc indifférente ? » comme si Dieu ne cherchait pas à toujours faire alliance avec nous aujourd’hui par le sacrement de l’amour qu’est l’eucharistie. Nous retrouvons cette interrogation contemporaine des disciples face à des situations où la fragilité de l’homme parait si prégnante. « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » La question des apôtres connaît plusieurs niveaux, celui de la réalité de la situation, en plein milieu d’un lac qui paraissait si grand que les Juifs l’appelaient une mer, c’est dire leur appréhension culturelle de l’eau ; celui de l’angoisse devant le danger et la solitude présumée de l’homme face à son Dieu ; enfin le niveau plus profond de cette présence du Seigneur qui n’agit pas lorsque nous le voudrions, mais lorsque cela s’avère nécessaire. « L’homme n’est pas seulement tourmenté par la souffrance et la déchéance progressive de son corps, mais plus encore, par la peur d’une destruction définitive. »[x] La question des apôtres à Jésus est l’expression de cette angoisse profonde d’une vie sans sens, d’une vie d’absence, d’une déficience d’essence. « Celui qui a l’espérance vit différemment ; une vie nouvelle lui a déjà été donnée. »[xi].Derrière l’interrogation du Christ sur cette vaine crainte, il y a la question de la foi espérante. « Ne suis-je pas le maître de la vie ? » semble-t-il dire à ses amis.

Comment comprendre l’angoisse dans les différentes interrogations du monde de ce temps ? La foi dans la relation à Dieu, c’est-à-dire la confiance en la personne du Christ, ne doit-elle pas nous protéger de tout combat ? Il y a peut-être un aspect de notre liberté à retrouver sans cesse, mais la vie connaît bien des obstacles et des fermetures à soi, au Tout-Autre (Dieu) et aux autres (nos frères). Le premier obstacle de la foi est l’athéisme, c’est-à-dire oublier que Dieu est dans la barque et refuser même de Le voir. Il s’est déjà noyé avec les premières vagues disent-ils dans leur folie ou Il n’y est jamais allé avec nous, sinon Il ne nous arriverait pas autant de malheurs. L’autre obstacle similaire est l’agnosticisme : refuser d’aller réveiller le Christ, car on ne sait pas s’Il peut faire quelque chose. Les deux obstacles amènent à une forme d’indifférence, ou pire de relativisme, brouillant toutes les frontières pour s’attacher à d’autres formes idolâtriques de valeurs, telles que la science ou le plaisir de la vie et bien d’autres vaines turpitudes. Néanmoins, nous ne sortons pas indemnes de pareilles dispositions du cœur. « De nos jours, saisi d’admiration devant ses propres découvertes et son propre pouvoir, le genre humain s’interroge cependant, souvent avec angoisse, sur l’évolution présente du monde, sur la place et le rôle de l’homme dans l’univers, sur le sens de ses efforts individuels et collectifs, enfin sur la destinée ultime des choses et de l’humanité. »[xii] L’affirmation péremptoire d’une vie sans Dieu développe une anxiété dans les relations pour comprendre les enjeux et fait soupçonner le rapport à l’autre sous quelque utilité. Or, si nous puisons dans l’amour de Dieu la relation au frère, alors nous nous mettons au service désintéressé des uns et des autres, et nous faisons luire la lumière de la foi dans la reconnaissance de la dignité de tout homme, du début à la fin de la vie.

C’est vrai que sans Dieu nous sommes perdus, car nous ne reconnaissons plus le sens de la vie et notre vocation première d’images de Dieu. Nous occultons ce passage d’une rive à l’autre, pour un entre-deux où la tempête interroge nos sens. « Si nous ôtons la foi en Dieu de nos villes, s’affaiblira la confiance entre nous. Nous nous tiendrions unis seulement par peur, et la stabilité serait menacée. »[xiii] Dans la tempête et l’eau qui s’invite dans la barque, les disciples ont peur et se demandent s’ils peuvent vraiment faire confiance au Christ qui dort, sans se soucier de ce qui arrive, un sommeil lourd, puisque les éléments extérieurs se déchaînent et que Lui ne semble pas s’en inquiéter. Ils le réveillent, plus pour une parole de réconfort que pour la demande d’un signe. Or le signe dépasse le réconfort et exprime la préséance de Dieu dans notre vie et dans ce qui nous entoure, c’est-à-dire l’environnement naturel. S’Il a pu séparer la mer pour libérer son peuple, Il peut apaiser la mer pour nous faire passer sur la rive opposée et continuer avec nous ce chemin de liberté.

Cependant, face à la vie, il ne faut pas oublier qu’il existe un obstacle majeur : la haine contre Dieu et le refus de rechercher le bien, dans une perversion spirituelle et diabolique afin d’entrer en communion fraternelle pour asservir, accaparer et abêtir l’homme à sa dimension animale. C’est refuser d’être sauvé, pour profiter du superficiel du moment et se laisser instrumentaliser par le père du mensonge, le Diable dans une logique d’un bon tien vaut mieux que deux.Toute vie connait le combat spirituel. Penser y échapper pour un certain confort, c’est nier la présence de l’Adversaire et se donner bonne conscience dans une vie de mensonge, à fuir ou qui souvent se termine mal. Il ne nous faut pas être naïfs sur l’esprit du monde et son refus de conversion. Les dictateurs et les tyrans, asservissant leurs populations, massacrant sans retenue et refusant toujours la transcendance, ne sont pas seulement l’expression d’une force obscure, mais aussi d’une responsabilité personnelle et commune. Lorsque la tempête fait rage, nous ne devons pas démissionner ni partir, mais bien combattre avec les armes de la foi pour rappeler l’essentiel et nous tourner dans la prière vers Celui qui fait alliance avec nous. « Dieu, viens à mon aide, Seigneur à notre secours. » Dans cette invitation à la prière que nous retrouvons à chaque office, il y a toujours la partie personnelle et la partie communautaire, comme une réalité de l’homme dans sa responsabilité propre et dans sa responsabilité collective.

Une fois que nous avons vu les obstacles extérieurs à la foi, nous devons aussi regarder le problème de la foi que posent l’angoisse et la souffrance, comme un non-sens dans l’amour de Dieu, ou plus exactement une non existence de notre être, ce qui engendre une destruction de notre être, à défaut de purification. C’est une question qui se pose à tout homme, croyant ou pas, dans notre nature et la réalité de nos limites humaines. « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. »[xiv] Il y a une réalité à comprendre dans notre histoire, dans ce qui fait notre finitude. Croire au Christ n’enlève rien à la précarité de la vie, mais la transforme totalement en un chant d’amour et d’action de grâce, laissant Dieu faire son œuvre en nous, puisant dans la vertu d’espérance les raisons de croire et de continuer le chemin avec Lui. Ainsi il paraît douteux de classer l’angoisse, le désespoir et certaines expressions de notre humanité dans l’ordre du péché. Le Christ lui-même à Gethsémani n’a-t-Il pas eu l’angoisse de la souffrance et de l’absurdité du mal, partageant ainsi pleinement notre humanité et la dimension de la solitude ontologique qui y est liée et exprimée dès le début de la création ?

5. La solitude de l’homme face aux défis naturels

La finitude de l’homme s’exprime pleinement dans le déchaînement des éléments naturels, pour lui rappeler sa propre fragilité. L’expérience de cette solitude est le propre de sa nature, c’est-à-dire de l’incomplétude face à Dieu. Elle se prolonge dans l’expérience du manque d’altérité et dans la recherche d’une relation homme – femme. Mais la puissance de l’homme et sa supériorité au créé, le modelage de la nature et sa participation à la création, lui font prendre conscience de sa dépendance envers Dieu et de son désir profond de communion. « La constatation que l’homme « est seul » au milieu du monde visible, et en particulier au milieu des êtres vivants, a dans cette recherche une signification négative du fait qu’elle exprime ce qu’il « n’est pas ». »[xv] Sa première perception est qu’il n’est pas Dieu, malgré toutes ses capacités. Il est un être fini voué à la louange, mais l’expérience de la solitude originelle révèle aussi ses propres aspirations à désirer Dieu et vivre la communion, comme l’expression parfaite de sa création. « Dans le concept de solitude originelle sont incluses à la fois l’auto-conscience et l’autodétermination. »[xvi] Notre premier appel est de faire confiance à Dieu, d’avoir foi en sa providence et de Le laisser nous guider vers la rive opposée, afin d’intérioriser ce que nos yeux ont vu et nos oreilles entendu. Cela demande une conscience éduquée et l’intelligence de la foi, pour entrer un peu plus dans la révélation de la force de l’amour et dans l’humble présence, où peut alors s’épanouir notre propre liberté pour répondre à son amour premier. « Sans cette signification profonde de la solitude originelle de l’homme, on ne peut comprendre et interpréter correctement la totalité de la situation de l’homme créé à l’image de Dieu, qui est la situation de la première, ou plutôt de la primitive alliance avec Dieu. »[xvii] Or, tout au long de notre vie, nous devons éprouver cette vocation d’image de Dieu en nous tournant vers Lui en toute occasion avec confiance et faire tout ce qu’Il nous dira dans une attitude de service et de don sincère de soi-même.

Synthèse

La question des disciples dans la barque exprime aussi une angoisse et un atermoiement autour de la mort. L’immortalité que le Messie avait promise, pour le coup, dans l’action de la tempête semble bien compromise. « Seigneur, Tu dors ! » alors qu’il Te faudrait veiller avec nous pour ce dernier moment. Une inversion des situations où Jésus nous rappelle la hiérarchie des valeurs. La foi sauve et la confiance en Dieu nous fait progresser vers d’autres rivages. À nous d’être disponibles à son injonction d’aller sur l’autre rive.

La présence du Seigneur et sa mystérieuse intervention nous invitent à prendre patience et à regarder ce monde qui passe, avec un regard de bienveillance pour toujours contempler le Seigneur et Le laisser agir dans notre vie. Le discernement se fonde toujours sur les deux piliers que sont la liberté et la vérité : la liberté du Christ, qui dort et nous demande d’exercer nos responsabilités ; la vérité du Christ, qui agit par compassion pour l’homme, et la vérité de l’homme incapable d’avoir la foi suffisance pour se comporter en fils de Dieu. Ces deux fondements permettent de bâtir quelque chose de stable et de solide, dans les dons de l’Esprit Saint. Cette liberté se fait dans la connaissance, c’est pourquoi il nous est demandé de nous préoccuper de la science de Dieu et ne pas arrêter toute instruction religieuse à la catéchèse de la première communion ou de la profession de foi. Cette connaissance demande aussi d’être confrontée à une vie spirituelle qui en fait son énergie vitale, sponsale, c’est-à-dire en réponse à l’intelligence du Créateur, comme hommage à ce qu’il a fait, dans l’action de grâce. Vivre l’événement de la tempête apaisée, c’est retrouver sous une autre forme la Terre promise comme lieu de la foi confiante. « Qu’ils rendent grâce au Seigneur de son amour, ceux qui ont vu les œuvres du Seigneur »

20 Juin 2021 – Père Greg BELLUT – Curé. Saint-Charles-Borromée – Joinville-le-Pont

Sources

  • [i] Ps 108 (109) 1
  • [ii] Mot désignant les trois évangiles Matthieu, Marc et Luc, dans une concordance des sources, Jean étant classé à part
  • [iii] Mt 8,23-27
  • [iv] Mt 8,19
  • [v] Lc 8,21
  • [vi] Gn 2,21
  • [vii] Gn 2,22
  • [viii] TDC 8-3 note 13
  • [ix] TDC 110-3
  • [x] &18-1 Gaudium et Spes – Concile vatican II
  • [xi] &2 Spe Salvi – Benoît XVI
  • [xii] &3-1 Gaudium et Spes – Concile Vatican II
  • [xiii] &55 Lumen Fidei – Pape François
  • [xiv] &1 Gaudium et Spes – Concile Vatican II
  • [xv] TDC 5-5 de Jean Paul II, Audience
  • [xvi] TDC 6-1
  • [xvii] TDC 6-1