2020. Lettre méditation de carême. 1

« Au vainqueur, je ferai manger de l’arbre de vie »

 « ll y avait aussi l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal.» Au milieu de jardin, c’est-à-dire au cœur de la création de Dieu dans ce monde où l’homme est familier, il y a l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Au cœur de l’existence dans la Parole de Dieu il y a la vie et le discernement sur le bien. On pourrait presque dire l’arbre de la capacité à faire et l’arbre de la liberté pour nous aider à opérer les bons choix. Il y a bien une complémentarité entre les deux arbres, comme une même réalité où la vie est lieu de choix, la fécondité lieu de la réalisation. Un même recentrage entre la croissance nécessaire dans la vie, d’où partent les choix qui nous font grandir dans la recherche du bien et l’usage que l’on en fait. Il y a au cœur de la création l’arbre du don, le premier don étant la vie, et l’arbre de l’appropriation du don et du partage, en quelque sorte l’arbre qui nous apprend à vivre nos propres responsabilités dans les choix que nous opérons. L’arbre qui dit l’image de Dieu et l’arbre qui appelle à Lui ressembler. « Celui qui cherche ou désire quelque chose cherche et désire le néant, et à celui qui demande quelque chose, le néant est donné. Mais à celui qui ne cherche et qui ne désire rien que Dieu seul, Dieu découvre et donne tout ce qu’il a caché dans son cœur Divin, afin qu’il le possède en propre comme Dieu le possède en propre, ni plus, ni moins, s’il recherche directement Dieu seul »[i] La course au néant est de se tourner vers ses propres désirs sans les éclairer de la Parole de Dieu, le désir de Dieu est ce chemin de vérité où nous retrouvons notre vocation première : appelés à la ressemblance.

Nous pouvons y faire une lecture de l’homme, comme de la création, dans ce qu’il est vraiment, l’existence de vie, et ce qu’il devient dans un cycle pour la nature, et pour l’homme dans une vie voulue vertueuse. Un même dynamisme entre l’arbre de vie, celui porte le monde et l’agencement de la fécondité, et l’arbre de la connaissance, comme lieu de réalisation de la vie à travers les actes positifs. Jésus nous montre le chemin, la première des disciples, Marie, nous aide par sa prière à persévérer et nos frères les saints, par leur exemple de vie, continuent de nous ramener à cette familiarité avec Dieu. « L’Esprit Saint qui a inspiré les auteurs sacrés est le même qui conduit les saints à donner leur vie pour l’Évangile. Se mettre à leur école représente un chemin sûr pour entreprendre une interprétation vivante et efficace de la Parole de Dieu. »[ii] La Parole est lieu de sanctification par excellence, et nous avons des exemples à suivre. L’arbre de vie est pour chacun d’entre nous une promesse dans la grande espérance du salut.

1 l’arbre de vie

La notion de l’arbre de vie se trouve le long des Ecritures dans trois livres, La Genèse, les Proverbes et l’Apocalypse. L’Apocalypse, dernier livre de la Bible, fait clairement penser au premier livre, dans cette familiarité de Dieu[iii] et de l’ajustement de ceux qui vivent conformément à la Parole. Et cela demande un témoignage radical jusqu’au don de sa propre vie[iv] afin d’accueillir la Parole sans rien en retrancher[v]. Dans la Genèse, il est mentionné dans le jardin des origines comme centre du monde et promesse d’inviolabilité. Avant et après le péché, il n’aura pas été approché, parce qu’il est sanctuaire de l’œuvre de Dieu. L’arbre de la connaissance du bien et du mal, est l’apprentissage de nos limites et de l’alliance avec Dieu. « De l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu n’en mangeras pas » sans connaître la mort, c’est-à-dire les limites de notre existence sans cette liberté de l’obéissance à Dieu. De la Parole de Dieu face à l’acte, nous comprenons une malédiction de Dieu pour le serpent, le tentateur, comme celui qui n’a pas de distance, qui rampe sur le ventre de ses instincts et crée la violence, notamment avec l’hostilité envers la femme porteuse de vie qui va jusqu’à la mort. La vie et la connaissance du bien et du mal s’interpénètrent et se complètent sans se confondre, dans la fécondité de la vie, dans la personne et dans ses actes. Tout ce qui va à l’encontre entre dans une culture de mort pleine de soi mais vide de Dieu et sans lendemain. La violation de l’arbre de la connaissance et par anticipation de l’arbre de vie a deux conséquences sur la personne : pour la femme, elle porte sur la fécondité comme une expression de la finitude humaine, et pour l’homme dans son rapport au travail physique comme lieu d’expérimentation de ses propres limites corporelles. Mais si Dieu chasse l’homme et la femme du jardin c’est pour protéger l’arbre de vie, à la sève d’éternité, qui rendrait toute orientation définitive.

D’ailleurs, sur l’interdit il y a un paradoxe, avec tous les arbres du jardin qui sont donnés à manger à la personne humaine comme lieu de convergence des besoins, et l’arbre de la connaissance de bien et du mal qui donne la mort et dont l’homme ne peut jouir dans l’immédiateté. L’arbre de vie est conjoint avec cette réalité de la mort dans une liberté d’indifférence qui permettrait, en sous-pesant le bien et le mal, de pouvoir faire le mauvais choix. Or le serpent, autre nom du tentateur, vient fourvoyer cette connaissance à travers un mensonge. Les tentations du diable sont toujours basées sur un mensonge, quand bien même elles se parent de la Parole de Dieu. C’est pourquoi il n’est jamais bon de discuter avec le diable, et lorsqu’il se démasque de le rejeter vigoureusement. Parfois, des tentations peuvent paraître dans nos vies bien anodines, mais lorsqu’elles sont lieu de l’idolâtrie, l’adversaire est forcément derrière. Le fait de se vêtir devant l’autre est donc une rupture de confiance pour ne pas se laisser aller à la convoitise, puisque l’orgueil d’être comme des dieux s’est manifesté dans un rapport de domination, que Dieu souligne d’ailleurs dans sa parole de fourvoiement de la personne humaine à travers la relation de l’homme et de la femme. « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi.” Toucher à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, sans discernement, c’est-à-dire sans l’autorisation de Dieu, revient à un déséquilibre dans la relation et donc à de la violence dans l’harmonie rompue. C’est pourquoi consommer les fruits de l’arbre de vie entraînerait de partager une plénitude qui, mal géré, pourrait entraîner le chaos de manière définitive, comme ce fut le cas pour les anges, envoyant certains dans l’enfer, c’est-à-dire le lieu sans Dieu.

Or l’ajustement à la Parole de Dieu n’est-il pas le lieu par excellence de notre propre dignité ? « L’évangélisation et la diffusion de la Parole de Dieu doivent inspirer leur action dans le monde à la recherche du véritable bien de tous, dans le respect et dans la promotion de la dignité de toutes les personnes »[vi] La Parole de Dieu souligne la puissance créatrice de Dieu faisant l’homme à son image, et lui révélant ainsi la valeur inestimable de chaque vie. Le projet d’amour de Dieu et l’émerveillement devant l’homme appellent à une prise de conscience pour chacun de sa propre valeur, de la valeur de son frère, et invitent à l’action de grâce pour tous les bienfaits de Dieu. Seule la Parole peut nous conduire vers la louange et l’action de grâce par l’action de l’Esprit Saint, car Il nous révèle le don à travers une générosité infinie.

Revenir à la glaise qui nous a créés, n’est-ce pas se rappeler notre origine pour ne pas tomber dans l’illusion d’une toute puissance ? Voir nos propres limites nous rappelle à la pondération sur les limites de l’autre et à prendre la distance nécessaire, signe d’une saine rupture, comme la distance entre la mère et l’enfant qui se fait par la coupe du cordon ombilical (au moins cela est fait physiquement…). La distance permet d’être en même temps le lieu d’une juste relation et en même temps d’une prise de décision dans la relation. « Trop près tu m’étouffes, trop loin tu me manques, saurons-nous trouver la bonne distance ? »[vii] La distance entre les deux arbres de la vie et de la connaissance du bien et du mal, qui en même temps se trouvent au centre du jardin, marque cette complémentarité et cette distanciation nécessaire à la libre participation. La triple tentation du Christ dans le désert s’inscrit dans cette complémentarité humaine et cette distance par rapport à l’adversaire. Mais au lieu d’en faire une histoire de chute, il en fait une histoire de libération, ce qui est d’ailleurs plus nourrissant, puisqu’à la fin, ayant vaincu le père du mensonge, il reçoit sa nourriture de la main des anges. Il redonne ainsi à l’homme la familiarité originelle par l’obéissance à la Parole, qui n’est pas servile mais d’abord une contemplation d’amoureux, et rétablit l’harmonie de l’échange à la place de l’accaparement. Plus de méfiance ni de suspicion par rapport à ce qui nous est proposé, mais juste l’acceptation du dessein d’amour ouvrant à la vie surnaturelle. Nous ne sommes plus dans l’accusation de ce que l’autre ne nous a pas donné ou permis de vivre, mais bien comme artisan de paix en fils qui agit pour le bien commun. Et le premier bien commun se vit avec Dieu, parfois nous l’oublions un peu trop rapidement.

Dieu se promène dans un jardin ou la source de vie prend racine et s’épanouit à travers la liberté de l’amour et la recherche de la complémentarité dans le discernement. Non un lieu de réalisation pour soi, mais un lieu de réalisation de soi en altérité avec la rencontre de l’autre et du Tout Autre. Il y a bien entre la vie et les choix que nous posons un même centre, et paradoxalement une distance, une communion sans confusion qu’il nous faut entretenir tout au long de la relation au monde, à nos frères et en premier à Dieu. « On a raison de souligner l’importance primordiale de certains choix qui donnent « forme » à toute la vie morale d’un homme et constituent comme un cadre dans lequel pourront se situer et se développer d’autres choix quotidiens particuliers. »[viii] Car il y a bien une marche en avant vers le bonheur, en communion avec Dieu et en relation avec le frère. La vie morale n’est pas là pour nous entraver mais au contraire pour nous humaniser. Le comprendre autrement, à travers la fascination technique, est une erreur, un mensonge de la relation qui entrave la fraternité. L’arbre de vie est bien un lieu de bonheur à saisir[ix]. Une fidélité au Seigneur qui libère de tous les désordres possibles[x]. Une gratuité dans la relation à ce qu’il nous est donné de vivre et de déployer : ce désir de Dieu[xi]. Une richesse de la relation bien au-delà du bien et du mal, mais fondée sur la familiarité avec Dieu et la contemplation de son cœur dans l’amour de vérité[xii].

2 Les tentations

Le carême est cette connexion entre la vie et la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire une invitation à la conversion pour trouver la meilleure vie possible dans la recherche du bien. D’une création comme « lieu d’abondance, de relations interpersonnelles sereines et d’amitié avec Dieu, devient le… lieu de la « misère », de la solitude et de l’éloignement de Dieu. »[xiii] Or nous sommes appelés à retrouver dans la conversion du cœur et la transformation de tout notre être la communion avec Dieu. Le Christ rétablit la familiarité de l’homme avec Dieu en s’incarnant. Il est notre Sauveur. Il nous montre le chemin pour marcher en vérité dans la vie donnée par Dieu. C’est une invitation à répondre du don précieux de la vie comme lieu d’amour de Dieu par le désir de communion que nous voulons vivre avec Lui, par cette recherche d’ajustement à la grâce, par l’accueil de sa présence et d’un projet commun de réalisation de l’amour.

Les tentations du Christ au désert sont bien l’histoire du difficile équilibre que peut rencontrer l’homme entre la beauté de la vie, de ses richesses, et la recherche du bien. « Nous relevons que l’humanité même de Jésus apparaît dans toute son originalité dans sa référence à la Parole de Dieu. En effet, il réalise heure par heure, dans son humanité parfaite, la volonté du Père. Jésus écoute sa voix et il lui obéit de tout son cœur. »[xiv] Il nous invite à le suivre dans nos choix de vie et à la témoigner auprès de nos frères. Or la fécondité de la vie et la prolixité de sa manifestation font croire que tout est possible alors qu’il nous faut discerner dans le temps, avec la vertu de prudence, ce qui est vraiment bon pour nous. L’écoute de la Parole tient lieu de discernement sur nos choix. Relire la Parole de Dieu à travers les tentations, c’est se souvenir qu’il y a nos choix de vie et ce qui est de l’ordre de l’adversaire. Et il ne faut en aucun cas sous-estimer l’un ou l’autre. Quelles sont les trois tentations qui font écho à la concupiscence chez saint Jacques ?

2.1 « Le fruit de l’arbre devait être savoureux, agréable à regarder et il était désirable »

La Concupiscence des yeux. Il s’agit du désir de manger le fruit qui paraît si savoureux, du pain dans un moment de famine, bref de l’immédiateté, de la jalousie, Il s’agit de transformer le sujet en un objet de désir, d’un regard pour désirer, ce qui s’appelle l’adultère commis dans le cœur. Regarder l’éclair au chocolat dans la vitrine de la boulangerie et laisser mon désir m’amener à le convoiter. La concupiscence des yeux est un désir de désordre. Il crée une brisure dans mon être entre ce qui est nécessaire et ce qui est superficiel. Un décalage entre le besoin et le désir. C’est regarder le menu d’un beau restaurant, sans y aller, mais en désirant ce qu’il y a, alors que cela n’est pas dans mes besoins et en condamnant ceux qui y vont, dans un jugement à l’emporte-pièce. Envier ceux qui mangent dans des bons restaurants et les dénigrer gratuitement.

Or dans la concupiscence du regard, la miséricorde demande une bonté afin de tenir devant l’épreuve, comme la pluie abreuve la terre au temps de la sécheresse. La connaissance de l’amour demande une réalité dans la relation fraternelle et l’accueil de l’autre dans sa diversité, parfois peut-être un peu déconcertante, mais en tout cas demande une reconnaissance de l’image de Dieu. C’est la vérité de la relation parce qu’elle demande en même temps d’accueillir l’autre et sa pluralité, et en même temps de refuser le péché et ce qui conduit au mal. Un discernement empreint de mansuétude pour vivre la relation avec l’autre avec indulgence et un regard bienveillant.

Dans la foi, nous devons retrouver un amour ardent pour le Seigneur et garder notre âme en paix, dans ce désir profond d’être un avec Lui. Souvent la ferveur nous réintroduit dans des bonnes dispositions. Un amour plein de ferveur qui nous pousse à être don pour nos frères. Nous ne sommes plus dans la récrimination des oignons d’Egypte et l’attente de la manne, mais dans une attitude responsable de fils de Dieu vivant à la lumière de l’Evangile et attendant de la multiplication des pains la vie éternelle.

2.2 « Elle prit de son fruit, et en mangea »

La concupiscence de la chair est le murmure contre Dieu. C’est le désir d’être, de provoquer Dieu à travers la fascination technique, le seul aspect de la satisfaction du besoin du corps, c’est se servir de l’autre pour ses propres instincts. Sans communion mais par défiance et mise en accusation. Il y a une provocation à vouloir toujours chercher les limites et à faire les expériences qui nous sortent de la Parole de Dieu et de notre vocation première d’image de Dieu. La conversion du carême nous invite à retrouver l’intégrité de notre personne corps et âme afin de marcher dans une unité intérieure pour vivre la communion avec Dieu et retrouver pleinement la relation fraternelle avec les autres images de Dieu, une collaboration dans la Création pour être fécond à notre tour et porter du fruit. Renouer la relation dans le désir du bien, la recherche du beau et la volonté d’être bon pour être fils de lumière, dans la joie, la reconnaissance du don de Dieu et la volonté de lui ressembler en vérité.

Mais, comme la pluie ne retourne pas au ciel sans avoir fécondé la terre et porté du fruit, ainsi la miséricorde du Seigneur s’expérimente avec le temps pour nous proposer à chaque instant de renouer le contact avec lui, de rebâtir une relation dans le respect de sa Parole, dans l’alliance promise depuis toujours et dont nous expérimentons la fidélité. C’est pourquoi nous avons à vivre le pardon avec notre frère, pour restaurer toute relation blessée, et repartir dans l’unité à travers l’intégrité de toute notre personne, corps et âme. L’important n’est pas tant de questionner l’autre que de laisser l’Esprit nous transformer pour vivre notre rapport au monde, aux frères et à Dieu de manière juste, et de corriger ce qui n’est pas équilibré. Cela demande une part d’humilité et de douceur afin de se laisser modeler par la Parole et faire écho à l’appel de Dieu en lui répondant oui. Si l’homme se perd dans la défiance, il se retrouve avec Dieu dans la confiance en son pardon et sa volonté de la recherche du meilleur bien.   

Certes il nous faut être vigilant envers les pauvretés que nous avons à connaître autour de nous, et en même temps être solidaire dans l’attention aux autres, l’écoute du frère et la mise à disposition de son temps pour assurer une présence où le simple fait d’être là rappelle les premiers pas de l’amour évangélique. L’appel au discernement demande alors de revoir nos besoins pour savoir ce qui est utile et ce qui est subsidiaire, et de travailler à ce qui nous construit au lieu d’être dans une recherche vaine de satisfaction propre. Il y a une complémentarité entre notre recherche personnelle du bonheur, notre aventure communautaire dans le bien commun et la communion avec Dieu, lieu d’échange en profondeur de notre intimité corps et âme avec notre Créateur, don d’amour qui aujourd’hui continue de toujours nous sauver. L’amour de Dieu est définitif pour nous, c’est à nous de rendre définitif notre oui dans tous les choix que nous posons, d’harmoniser tous les aspects de notre vie à la Parole, de vivre une continuation des actes des apôtres en écrivant la beauté de l’Eglise à la lueur des Evangiles, la chaleur des sacrement et le rayonnement de la charité.

2.3 « Ils se rendirent compte qu’ils étaient nus »

L’orgueil est lié par définition au désir de l’idolâtrie. Il nous faut le rappeler, vouloir exclure Dieu du monde entraîne inéluctablement à l’idolâtrie. Tous les systèmes politiques qui ont voulu mettre Dieu au ban de la société se sont dévoyés en culte de la personne et ont formé les pires tyrannies. La quête irrationnelle du veau d’or pour être comme tous les autres peuples, ou bien celle d’un roi afin de ne pas dépendre des prophètes et du souffle de l’Esprit Saint se résument à vouloir être maître de son histoire. Tout cela manque de grâce dans tous les sens du terme. L’orgueil nous égare, parce qu’il nous distancie de Dieu et en même temps révèle de plus en plus nos fragilités. A cause de l’orgueil nos fragilités nous clivent parce qu’il nous faut mentir afin de ne pas reconnaître vraiment ce que nous sommes et nous courrons vainement après les apparences. Elles nous isolent dans une bulle personnelle, hermétique à la relation fraternelle et à la relation divine. Nous pouvons nous laisser fasciner par certaines lumières de réussite mais la réalité se révèle parfois profondément bien pauvre. Construisez vos idoles nous dit le Seigneur, avec la tête d’or, le corps d’argent, et les jambes de bronze, les pieds restent d’argile, et un seul coup de masse fait écrouler l’ensemble, disloquant les apparences, la vanité, la suffisance pour révéler la réalité de nos imperfections. C’est dans la confiance de fils de Dieu que nous sommes amenés. La difficulté de l’orgueil est justement d’être tellement centrée sur nous-mêmes qu’il devient difficile de voir autour de soi. Or la prière, le service du frère et la vie commune nous rappellent toujours cet impératif d’être présent à soi-même dans nos fragilités, en restant à l’écoute de l’amour de Dieu qui nous relève à chaque chute, lorsque nous Lui prenons la main.

Dieu nous rappelle toujours à sa joie première de nous avoir créés, à la grâce qu’Il nous dispense par l’Esprit Saint. Et il nous promet le salut, que Lui seul peut nous accorder, et non pas les ersatz de pouvoir qui nous trompent et nous désaxent de la création. La conversion nous apprend que l’amour de Dieu, loin de vouloir nous condamner, espère toujours nous sauver. Jésus est ce chemin du salut qui nous mène au Père et Il nous appelle à sa suite à rejeter tout ce qui conduit au péché, mais plus encore tout ce qui nous éloigne du bonheur de Dieu, de la vie avec Dieu et du dialogue constructif pour accueillir sa volonté. Et cela s’étend jusqu’au partage fraternel qui nous apprend que tout est don et vient de Dieu, et nous apprend, à travers la réalité du frère, à vivre la communion dans l’humble relation d’artisan de paix.

Le témoignage de l’Evangile passe par l’annonce de la Parole fondée sur la prière. Cela demande en toute circonstance de mettre Dieu en premier et de se laisser encourager par le souffle de l’Esprit Saint. Cette annonce de la Parole nous garde dans l’esprit de service, sans vouloir s’approprier quoi que ce soit, mais dans la liberté du souffle de l’Esprit Saint. Une annonce qui se vit d’abord dans le témoignage de vie et la réalité de notre simplicité de vie, mais aussi par la prédication explicite de tout baptisé annonçant Jésus Sauveur. Ni l’une ni l’autre des réalités ne peuvent se substituer. Une instrumentalisation de la Parole de Dieu, qui dirait que ce n’est que par les œuvres que nous annonçons la foi, est une spoliation de notre rôle missionnaire d’annonce. « L’effort pour annoncer l’Evangile aux hommes de notre temps, exaltés par l’espérance mais en même temps travaillés souvent par la peur et l’angoisse, est sans nul doute un service rendu à la communauté des chrétiens, mais aussi à toute l’humanité. »[xv] Et elle est l’appel de tout baptisé confirmé eucharistié. La forme d’idolâtrie que nous rencontrons dans le laïcisme, la fatuité d’un moderne rapport économique qui en oublie l’humain et la finalité du salut, la recherche d’un paraître déployé aujourd’hui de manière plus forte avec les mass-médias, sont autant d’illusions, certes captivantes et ayant tous les attraits d’un vrai bonheur, mais dont les fruits sont dans une culture de mort, propageant le désespoir et le non-sens, la tristesse et la solitude comme lieu inéluctable de ce que nous sommes. L’appel à un témoignage de vie et à l’annonce explicite est une mission baptismale. « Cela veut dire annoncer et porter le salut de Dieu dans notre monde, qui souvent se perd, a besoin de réponses qui donnent courage et espérance, ainsi qu’une nouvelle vigueur dans la marche. »[xvi] Et notre marche pascale demande une conversion intérieure, pour se questionner sur notre capacité à annoncer la Parole, et notre volonté à être docile au souffle de l’Esprit Saint pour témoigner avec vérité de l’amour de Dieu. Rien ni personne ne pourra nous empêcher de répandre la joie de la rencontre et du changement de vie opéré.

2.4 Synthèse. “Ils entendirent la voix du Seigneur Dieu”

La vie morale dans la recherche de l’acte bon et du rapport juste à la création est un axe de progression vers le bonheur et d’ajustement dans la communion avec Dieu. Comme pour le mariage et l’alliance des deux époux, le rapport de l’homme avec Dieu est d’abord une histoire d’amour dans le temps, où Dieu s’engage fidèlement et complètement sans jamais cesser d’aimer. Quels que soient les choix de l’homme, Dieu continue d’aimer et s’ajuste à nos réponses pour sans cesse se révéler. Il est relation d’amour en se promenant avec l’homme sans s’imposer, acceptant parfois de paraître plus distant afin de nous laisser vivre notre liberté dans l’amour. L’arbre de vie est alors ce lieu de réalisation de la promesse, qui se déploie dans la fécondité d’une Parole, et celle-ci vient se réaliser dans notre vie comme lieu d’échange et de croissance. Or l’arbre de vie, par sa proximité avec l’arbre de la connaissance du bien et du mal, nous fait comprendre « L’importance particulière d’un choix fondamental qui qualifie la vie morale et qui engage radicalement la liberté devant Dieu. Il s’agit du choix de la foi, de l’obéissance de la foi [xvii], « par laquelle l’homme s’en remet tout entier et librement à Dieu »[xviii] Au centre de notre vie, il y a bien la promesse de Dieu à vivre le bonheur et la confiance que l’on met dans la réalisation de cette promesse, malgré les vicissitudes de la vie.

3 L’arbre de vie remède à la concupiscence

3.1 Un appel à la conversion du regard

L’arbre de vie demande de convertir notre regard afin d’être bienveillant avec le frère. Cela demande du dialogue et de l’attention. En fait, c’est regarder l’autre avec émerveillement, voir une création de Dieu et ne pas s’enfermer dans la jalousie ou l’envie. Rendre grâce pour le frère et ce qu’il possède, c’est vivre la relation fraternelle dans la gratuité, c’est-à-dire sans jugement ou comparaison. Hélas nous savons qu’aujourd’hui il y a un renversement des valeurs dans un monde en perte de sens. « Le vrai critère de la dignité personnelle — celui du respect, de la gratuité et du service — est remplacé par le critère de l’efficacité, de la fonctionnalité et de l’utilité: »[xix] Il y a comme un changement de regard, ce désir de l’utilité de manger du pain sans porter la responsabilité des actes. Or notre conversion est bien de retrouver notre dignité d’image de Dieu dans nos actes. Il s’agit de vivre comme des fils de Dieu, c’est-à-dire réfléchir chaque acte à la lumière de la foi. C’est cela le zèle missionnaire, conformer sa vie au Christ sous le regard de l’amour. « ‘ Je n’ai qu’à jeter les yeux dans le saint Évangile, aussitôt je respire les parfums de la vie de Jésus et je sais de quel côté courir’[xx]. Chaque saint représente comme un rayon de lumière qui jaillit de la Parole de Dieu » et nous avons, par nos vies, à prolonger ce rayon de lumière en le proclamant aux carrefours du monde.

3.2 Un appel à l’unité de notre personne

L’arbre de vie se confronte à la concupiscence de la chair, qui veut se satisfaire dans la provocation avec Dieu et la défiance en son projet de vie. Dieu est-il capable d’être vraiment Dieu ? Si Dieu existe alors… La concupiscence de la chair est un déséquilibre du cœur et un manque de confiance en Dieu lui-même. Or l’homme et la femme sont bien appelés à vivre la vérité intérieure dans le don pour reconnaître le premier donateur, l’Esprit Saint. Une liberté du don de soi-même et non pas une exigence de produire soi-même. La fascination technique aujourd’hui, avec la proposition de l’avortement, des procréations médicalement assistées allant jusqu’à la gestation pour autrui, sont une concupiscence de la chair car tout cela nous tourne vers nous-même et nos propres satisfactions, sans réfléchir à notre appel premier. Il en va de même pour nos désirs de maîtriser la vie comme le font l’euthanasie et tous les transhumanismes. C’est une absurdité de vouloir rendre Dieu étranger à nos interrogations et à ce que nous vivons, à ce que nous sommes, c’est un dévoiement de notre responsabilité. Or nous sommes appelés à contempler Dieu avec un cœur pur et non à rechercher la satisfaction de nous-mêmes ou le recentrement sur nous. Le carême est le lieu du désert où nous sommes invités à retrouver le désir fondamental de rechercher Dieu en vérité pour ce qu’Il est et non nos propres projections ou nos mises en défi. La volonté de suivre le Christ ne va pas sans renoncement, sans porter sa croix et marcher à sa suite, avec humilité, afin de connaître la vraie joie de la rencontre où Dieu est présent dans le frère.

3.3 L’appel ultime à faire confiance dans nos faiblesses

L’arbre de vie se confronte aussi à l’orgueil. Un exemple clair est l’attitude suicidaire de certains, toujours à la limite du rationnel, comme les vaines courses de voiture et le tragique des accidents, ou les sports extrêmes et parfois le manque de prudence, suprême réalisation de l’impudence humaine. Maîtriser sa vie, pour ne pas subir la souffrance, et se croire autorisé à disposer de son temps pour l’abréger le moment venu sans réflexion sur les conséquences. Il y a une forme d’orgueil économique à céder à l’attractivité des richesses sans penser aux conséquences : qu’importe d’exploiter les autres, tant que cela m’amène les biens que je crois nécessaires à ma vie ? L’idolâtrie de l’argent amène inéluctablement à la division et à la violence, à une rupture de fraternité. Ne pas vivre le partage n’est pas simplement un péché, c’est une déshumanisation. L’orgueil du pouvoir qui se croit autosuffisant et devient une tyrannie personnelle ou une dictature d’Etat. La bêtise de vouloir gérer l’humain selon sa propre idéologie, sans référence à la Parole de Dieu et sans médiation des frères. Le désastre fraternel d’une société de mensonge, de violence et de clivage. Enfin l’orgueil de la relation à l’autre dans l’affranchissement des règles sexuelles ou de la relation homme femme à travers le mariage. Tout devient possible, malgré la différence d’âge, sans respect de l’altérité sexuelle, atteignant jusqu’aux enfants, la relation sexuelle à plusieurs, voire jusqu’aux animaux. Cet orgueil de se passer de morale, pour se dire vivre librement, se révèle un mensonge de la relation qui n’ouvre pas à la vie, à l’échange et au partage. C’est refuser le bien et le mal comme relatifs et s’ajuster à la volonté de Dieu sans discernement et dans le mensonge de son auto référencement. Abattons les murs de nos idées toutes faites pour nous laisser pétrir par la Parole de Dieu renouvelée par le levain de la prière dans la cuisson du service de la charité.

3.4 Synthèse. Contempler Dieu et agir en conséquence

Alors l’arbre de la connaissance devient celui de la vraie sagesse et de l’écoute de la Parole de Dieu. Retrouver l’autorité de la Parole de Dieu dans sa dimension prophétique d’un bonheur à réaliser dans la confiance. « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises. Au vainqueur, je donnerai de goûter à l’arbre de la vie qui est dans le paradis de Dieu. »[xxi] La conversion est le retour au premier amour que nous avons connu, qui nous invite à persévérer dans la foi à travers tous nos choix. Une obéissance à la volonté de Dieu qui, loin de s’émanciper de la vérité, accueille la Parole et la réalise dans sa vie pour en témoigner auprès de ses frères. « Rien n’aide autant à aborder positivement le conflit entre la mort et la vie dans lequel nous sommes plongés que la foi au Fils de Dieu qui s’est fait homme »[xxii] C’est justement le thème des tentations qui sont proposées au Christ, comme une liberté soumise au choix de vie en Dieu ou de mort dans l’aliénation de l’adversaire, la culture de mort, un mensonge de la liberté qui enferme dans la solitude, la désespérance et le péché. Dans l’engagement du combat contre l’adversaire et ses séductions, en restant fidèle à la volonté du Père, Il en fait sa joie. « Que celui qui désire parvenir au parfait détachement recherche donc la parfaite humilité, il s’approchera ainsi de la divinité »[xxiii] L’obéissance est donc un acte d’humilité qui vient de la contemplation de Dieu et de son œuvre, liée à l’amour, celui-ci débordant dans la gratuité du don.

Tous nous avons à faire des choix : qu’ils soient des choix de vie, que l’amour soit toujours premier dans cette recherche du bonheur et que nous avancions avec confiance. « . Les chrétiens, au contraire, confessent l’amour concret et puissant de Dieu, qui agit vraiment dans l’histoire et en détermine le destin final, amour que l’on peut rencontrer, qui s’est pleinement révélé dans la Passion, Mort et Résurrection du Christ. »[xxiv] Le chemin du carême est donc ce lieu de conversion ou nous retournons à l’arbre de vie pour reconnaître dans nos choix l’action de Dieu et les vivre dans la relation aux frères et à la création. « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »

4 Synthèse sur la méditation

Les trois tentations ou les trois concupiscences sont les lieux d’une attention à vivre pour ne pas se laisser entraîner dans le péché, ne pas suivre nos inclinations vers le mal et garder sa dignité d’enfant de Dieu à travers la recherche du bien. « Lorsque Dieu opère dans l’âme, il aime son œuvre… l’œuvre n’est rien d’autre que l’amour… dans l’amour par lequel Dieu s’aime intimement, il aime intimement toutes choses. Dieu soit loué ! »[xxv] Vivre le carême, c’est sans cesse être attentif à notre façon de voir, à notre façon d’être dans le monde avec nos frères et la création, à notre façon de nous ajuster à Dieu pour reconnaître l’amour véritable et laisser ainsi l’intimité de notre être résonner en écho. La vertu de prudence doit alors être toujours là pour suivre le souffle de l’Esprit Saint. Prions les uns pour les autres, pour que nous sachions respecter l’arbre de vie, en recherchant toujours le bien, et en fuyant le mal. Il y a quelqu’un plus fort que le tentateur, le diable, le diviseur, c’est Jésus. Il nous a sauvés une fois pour toutes, n’en doutons pas et marchons humblement à sa rencontre. L’Esprit Saint fera le reste pour nous mener au Père. La nudité du désert nous révèle notre dépendance à Dieu et la vérité de l’ajustement à sa Parole nous habille de grâce. « Rends-moi la joie d’être sauvé ; que l’esprit généreux me soutienne.»

On ne peut pas disjoindre la vie morale de la foi, ni même l’amour de nos choix, ni même l’espérance de nos désirs. Au cœur de notre vie il y a le souffle de Dieu, il faut en prendre conscience et le réaliser dans tous nos choix. Certes nous savons que « Les choix contre la vie sont parfois suggérés par des situations difficiles ou même dramatiques de souffrance profonde, de solitude, d’impossibilité d’espérer une amélioration économique, de dépression et d’angoisse pour l’avenir. »[xxvi] Nous ne pouvons porter de jugement sur l’autre mais bien prier pour lui et l’inviter à une conversion du cœur pour rencontrer en vérité son Seigneur, car s’ajuster à la volonté de Dieu amène à revenir aux sources de la vie et des choix libérateurs. Il s’agit bien pour chacun d’entre nous, à travers le désert, de se recentrer sur notre appel premier, de s’ajuster à Dieu et de lui ressembler sans jamais se prendre pour Lui. Une communion sans confusion ni séparation de l’homme avec Dieu. Le Christ vient réaliser par son Incarnation cette communion pour restaurer l’image du Père, sans confusion puis qu’Il va rejoindre son Père et notre Père, ni séparation puis qu’Il souffrit la Passion et fut mis en croix. La vie n’est pas toujours celle que l’on désire, ni celle que Dieu a choisie, elle peut être la résultante du péché des hommes et des réalités de la souffrance, qui vient de nos limites humaines. Mais, en même temps, Dieu n’est jamais loin de nous pour nous soutenir dans l’épreuve, nous accompagner dans le deuil et être le don de l’amour dans la plus profonde des solitudes. L’arbre de vie est lieu de régénération lorsque Dieu est redevenu familier à tous nos choix et à toutes nos pensées. « C’est pourquoi notre Seigneur Dieu a éprouvé les saints, dans la peine, afin qu’ils soient trouvés justes dans toutes les vertus, et qu’ils brillent dans la nuit et dans la vie éternelle pour toujours »[xxvii]

St Charles Borromée le dimanche 1er mars 2020

Père Greg. BELLUT Curé

Sources

  • [i] P 472 Maitre Eckhart, Sermons, traités, poème – les écrits allemands
  • [ii] &48 Verbum Domini
  • [iii] Ap 2,7
  • [iv] Ap 22,14
  • [v] Ap 22,19
  • [vi] &100 Verbum Domini
  • [vii] Jacques Salomé – Eloge du couple (citation de mémoire)
  • [viii] &65 Veritatis Splendor
  • [ix] Pr 3,18
  • [x] Pr 11,30
  • [xi] Pr 13,12
  • [xii] Pr 15,4
  • [xiii] &9 Evangelimu Vitae
  • [xiv] &12 Verbum Domini
  • [xv] &1 Evangelii Nuntiandi
  • [xvi] &114 Gaudium Evangelii
  • [xvii] cf. Rm 16, 26
  • [xviii] &66 Veritatis splendor
  • [xix] &23 Evangelium Vitae
  • [xx] Ibidem, Ms C, foglio 35 verso.
  • [xxi] Ap 2,7
  • [xxii] &28 Evanglium Vitae
  • [xxiii] P 838 Maitre Eckhart, Sermons, traités, poème – les écrits allemands
  • [xxiv] &17 Lumen Fidei
  • [xxv] P 542 Maitre Eckhart, Sermons, traités, poème – les écrits allemands
  • [xxvi] &18 Evangelium Vitae
  • [xxvii] P 583 Maitre Eckhart, Sermons, traités, poème – les écrits allemands

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Source illustration : Vitrail de la basilique de Notre-dame des enfants. Chateauneuf-sur-Cher.